Le génocide des tutsi du
Rwanda (1994) a connu une participation massive de la part des
populations sur toute l’étendue du pays (Kimonyo
J.P., 2000). Il s’est caractérisé par
la transgression de toutes les valeurs, de tous les tabous et de toutes
les normes universellement respectées ! On a vu des hommes
tuer leurs femmes, des oncles assassiner leurs neveux et
nièces, des bandes de tueurs massacrer des vieilles femmes,
des handicapés et des fous, violer en bande des
mères et des filles devant les maris et les
enfants…Les lieux tels que les églises, les
maisons communales, les asiles pour fous, les
hôpitaux… n’ont pas
été respectés ; on y a tué
et massacré. Il résulte d’un processus
étalé sur plusieurs
décennies de division ethniste et
l’impunité (Braeckman C. 1994, Chrétien
J.P. (dir.) 1995, Prunier G. 1997, Reyntjens F. 1994). « Un
des problèmes fondamentaux que pose ce genre de crimes,
c’est qu’ils sont commis et ne peuvent
être commis que sous le couvert d’une loi
criminelle et par un Etat criminel » (Arendt H. 1961, p .423).
Quelques générations
d’hommes politiques ont transformé
l’Etat et des populations en criminels. « Le
problème majeur est [alors] : la recherche et
l’application d’un système judiciaire
contextualisé qui ne crée pas de
nouvelles fractures sociales et individuelles » (Rutayire P.
1992, p.57 ; souligné dans le texte).
Comme il appert clairement, le contexte social dans lequel le
génocide des Tutsi au Rwanda a été
perpétré soulève des questions
tellement importantes et radicales à la justice. Il
s’est avéré nécessaire de
chercher parmi les formes alternatives celle qui permet de «
rétablir une loi humaine en tant que
préservatrice de la vie et réparatrice du mal qui
a été fait » (Ficher G.-N. 2003, p.173).
Les
questions soulevées peuvent se ramener aux suivantes :
Une des fonctions de la justice étant celle de la régulation sociale (Mendras H.1967), comment peut s’exercer une telle fonction dans une société qui n’en est plus une à cause de sa destruction étalée sur plusieurs années et parachevée par le génocide ?
Une des fonctions de la justice étant une fonction psychosocio-pédagogique (Carbonnier J. 1995) , comment une telle fonction peut-elle s’exercer auprès de gens qui ont perdu à ce point et massivement des repères identitaires, ethiques et moraux, sociaux, culturels et comportementaux ?
Une 3e des fonctions de
la justice étant de réaffirmer les droits
fondamentaux des sujets humains ou des sujets de la loi humaine qui les
fait êtres humains, comment peut s’exercer une
telle fonction pour des hommes qui ne le sont plus suite à
la déshumanisation étant des bourreaux que des
victimes ou de toutes les parties antagonistes ?
Au Rwanda, d’avril
à juillet 1994 un peu plus d’un million de Tutsi
ont été massacrés par des foules
d’autres Rwandais parmi lesquels les Hutu formaient la
majorité de gens s’identifiant comme tels. Les
conditions dans lesquelles se sont faites les mises à mort
se distinguent par une terrifiante cruauté et une
volonté de destruction incroyablement obstinée.
Le génocide des Tutsi du
Rwanda en 1994 n’est pas un crime contre
l’humanité commis par des individus
isolés, par un groupe de hors- la – loi ou de
psychopathes connus et reconnus comme tels. Il a envahi toute la
société et transformé une partie des
Rwandais en bourreaux et une autre en personnes condamnées
à une mort ignominieuse. Sa mise en exécution
s’est faite au vu et au su de tous les médias du
monde. Elle s’est révélée
avoir fait l’objet d’une préparation
minutieuse non seulement des opérations mais aussi des
esprits et des cœurs.
A la vérité, il
s’agit d’un génocide qui est un
symptôme d’une profonde
détérioration non seulement des
personnalités individuelles mais aussi
d’une société entière, de sa
culture, de son histoire et de l’état du monde
avec lequel cette société entretient des
relations normales. Il s’agit d’un crime contre
l’humanité non seulement des individus mais aussi
des sociétés et pose, par conséquent,
la question terrifiante de leur capacité de former
l’humanité de leurs membres, de la
protéger et de la développer en chacun
d’eux.
Dans ces circonstances la justice prend
une autre signification et revêt un autre sens. Elle ne
concerne plus quelques individus qu’il faut ramener
à l’ordre ou mettre en dehors
d’état de nuire, mais d’une portion
gigantesque de la société quasi
entière. La société
implosée est à rebâtir à
partir de pratiquement zéro. Il en est de même de
sa culture, de son histoire et de ses relations avec le reste
du monde. C’est dans cette perspective que le
génocide des Tutsi du Rwanda disqualifie la justice qui est
au service d’une société
déjà organisée et de la protection de
son fonctionnement. Il appelle un autre type de justice,
d’une justice pouvant contribuer à la
ré-organisation d’une
société détruite par implosion.
Parler de justice alternative prend ici
le sens le plus fort : celui non pas d’une alternative
portant sur quelques aspects mais celui d’une
alternative radicale. La justice change de nature. Elle ne se situe
plus dans l’ordre du fonctionnement du contrat
social et de sa préservation mais dans celui de la
contractualisation même du lien social et de la
négociation de l’identité humaine
commune. Il s’ensuit qu’une telle justice
alternative implique tout le monde et requiert la
participation de tous les membres de la société
en lambeaux. La reconstruction mise en route ne peut à son
tour acquérir de la consistance que si en même
temps se met en route un processus de réconciliation de
chaque personne avec elle – même et avec les
autres, de tous les membres de la société avec la
culture et l’histoire, de toute la
société avec elle-même.
Il apparaît clairement que les
conditions de l’exercice de la justice telle
qu’elle existe dans les sociétés
modernes des pays occidentaux ne sont pas remplies dans le Rwanda de
l’après-génocide. La situation qui
prévaut est celle du vide voire du néant
laissé par la mort non seulement des victimes du
génocide, mais également de la
société, du tissu psychosocial et de
l’humain dans les hommes. La mission de la justice
n’y est pas en l’occurrence de dire la loi (elle
aussi morte, car pervertie en loi criminelle), mais de jeter des bases
d’une société nouvelle
(nouveau contrat de société), en
aménageant un espace de communication sociale (tissu
psychosocial) et en créant des conditions de communication
et de solidarisation dont peuvent émerger un autre
être humain et une société nouvelle.
Il y a de nouvelles fonctions
assignées à la justice, mais celle-ci ne peut pas
les rencontrer sous sa forme judiciaire et classique. Il
s’avère nécessaire de repenser la
justice à nouveaux frais, de lui donner une autre structure
et de lui insouffler une logique de fonctionnement
spécifique. « Le principe de base est que le
bien-être de la communauté et de la restauration
de la paix et de l’harmonie sont des valeurs fondamentales
qui doivent figurer dans le processus de la justice.
Remarquons que c’est ce principe qui a guidé la
politique de la réconciliation de Mandela. Le but
recherché est clair : la guérison totale de
l’offensé, de l’offenseur et de la
communauté et non la rancœur »
(Rutayisire P. 1998, p.59 ; souligné dans le texte).
L’enjeu de la justice au
Rwanda n’est pas seulement l’individu au
détriment de la communauté comme dans le
cas de la justice judiciaire classique. L’individu
a été ensauvagé et
désocialisé, criminalisé et
désaxé ou désorienté,
laissé à ses pulsions et sans repères.
La communauté a vu ses membres montés les uns
contre les autres ; elle est traversée par des
contradictions multiples et variées,
générées par la libération
des pulsions de mort et de sexe, de possession et de domination. Il
importe de récréer du lien social, de
l’identité d’appartenance, des
repères et une loi humaine qui met la bride aux pulsions. Ce
n’est pas à la seule justice qu’il
revient de faire cela, mais il lui appartient d’y contribuer
de façon déterminante. Elle est l’un
des piliers fondamentaux de la société nouvelle
à construire et il revient aux
sociétés politique (pouvoir politique) et civile
(pouvoir éthique) de l’édifier ensemble.
« La justice
rétributive perpétue un haut niveau de crime et
renforce la rupture entre la loi et l’ordre. Elle se
déroule dans une opposition entre la justice de
l’Etat et la justice communautaire. Or, la justice de
l’Etat est une justice imposée, punitive et
hiérarchisée. Tandis que la justice communautaire
est une justice négociée et restitutive.
[…] La révolution à faire est de
passer des structures qui génèrent la violence
aux structures qui favorisent la cohésion, de la conception
punitive et vengeresse à celle de la guérison et
du pardon » (Rutayisire P. 1998, p.62-63).
En
d’autres mot la justice dont le Rwanda a besoin est de
« retrouver une philosophie qui passe de la punition
à la reconstruction, de la vengeance contre les offenseurs
à la guérison (healing) de la victime et de
l’offenseur, et qui tient compte à la fois des
émotions et des sanctions », (Rutayisire P. 1998,
p. 63). Il s’agit d’une justice qui se laisse
interpeller et travailler par la dynamique psychosociale,
politique et culturelle, d’une justice qui bouge et
évolue avec les besoins des communautés et de
leurs membres.
En résumé la
justice alternative requise par le Rwanda doit obéir aux
principes qui répondent aux trois questions
constitutives du problème rencontré par la
justice judiciaire classique.
- donner priorité
à la communauté qui façonne les
individus et contribuer à sa reconstruction.
-
aménager des conditions qui permettent aux individus de
prendre une part active à la reconstruction de leur
communauté et de réapprendre la loi humaine et la
justice, le lien social et la gestion des conflits et des sentiments.
-
aménager des conditions qui contribuent à la
guérison des blessures individuelles et communautaires et
facilitent la rencontre avec soi-même ainsi qu’un
processus de réensemencement de l’humain.
Le Rwanda a opté pour une
justice alternative de type participatif et à
visée réconciliatrice et adopté les
juridictions – gacaca. Voyons dans quelle mesure celles-ci
obéissent aux principes qui viennent
d’être énoncés.
Le mot « gacaca »
désigne le gazon qui pousse devant les maisons et dans
lesquels les gens aiment s’asseoir pour deviser ensemble ou
pour débattre des questions importantes concernant la
communauté. Il n’a rien d’un tribunal
avec ce qu’il véhicule de peur, de
sévérité et de solennité.
Il s’agit plutôt d’un espace public
à taille humaine, ouvert mais protégé
par toute la symbolique sociale dont il est entouré, surtout
quand c’est les chefs de familles (de la
communauté) qui y siègent pour trancher des
questions graves pour la survie de la communauté.
Les juridictions – gacaca
s’inspirent de l’institution sociale traditionnelle
appelée ‘’gacaca’’et
de la justice judiciaire clanique. Elles ont promu la formalisation de
la pratique communautaire traditionnelle qui ne faisait pas une
distinction tranchée entre la gestion des conflits et la
justice punitive et rétributive. Elles ont
abandonné un certain nombre de règles de la
procédure judiciaire quant à
l’instruction et à la défense. Elles
ont donné le pouvoir d’instruire et de juger non
plus à des professionnels du droit mais à des
citoyens estimés dignes de le faire et élus pour
le faire.
Elles ont donné lieu à une
large consultation et à un débat ardu et
passionné entre les promoteurs de la
‘’déprofessionnalisation’’
et de la
‘’déjudiciarisation’’
de la justice du génocide et les tenants de la justice
judiciaire classique. En bénéficiant
d’une défense décidée de la
part du pouvoir public (Etat), elles relèvent
d’une option politique fondamentale pour
l’unité et la réconciliation des
Rwandais. Leur enracinement dans la tradition culturelle rwandaise a
été un facteur décisif pour leur
accueil favorable par l’ensemble de la population (Gasibirege
S., 2001,2002, Liprodhor 2000).
D’aucuns ont dit à
tort que les juridictions – gacaca relevaient d’une
‘’justice populaire’’. Il
n’en est rien, car elles s’appuient sur des
règles précises. Mais elles ont plutôt
donné la prévalence à la
communauté pour lui permettre de se reconstruire. Elles
n’ont pas davantage cédé à
la dilution de l’individu dans la communauté, car
elles ont consacré la responsabilité individuelle
et la catégorisation, l’aveu et la plaidoirie de
culpabilité. Même si les conditions de leur
fonctionnement vont induire de grandes difficultés et
quelques dysfonctionnements, il importe de bien comprendre
l’option philosophique qui les commande et
l’orientation philosophique qu’elles
véhiculent et qui font d’elles une justice
alternative véritable.
A l’instar de
l’institution traditionnelle gacaca les juridictions
– gacaca remplissent 4 fonctions qui régulent la
dynamique psychosociale, politique et culturelle.
1°
- rassembler (guhuza) les membres de la communauté
2°
révéler la vérité
(guhanura) sur les tenants et aboutissants d’un conflit
opposant des membres de
familles différentes.
- En d’autres termes construire la
vérité comme un bien commun
édifié ensemble et faisant vivre la
communauté et ses membres.
3°
sanctionner (guhana) : établir les
responsabilités des uns et des autres dans le conflit et les
dommages qu’il a occasionné non seulement pour les
individus mais aussi pour les familles et toute la
communauté.
- en d’autres termes
innocenter les innocents et punir les coupables.
4°
réconcilier (kunga) : ne pas s’arrêter
aux sanctions, mais rétablir et raviver la paix et
l’harmonie, donner du sens au règlement du conflit
en se retrouvant tous ensemble pour régler le conflit,
évoquer la bonne entente d’antan, prendre la
résolution d’aller de l’avant et se
donner des gages réciproques que l’on va marcher
effectivement dans le sens indiqué.
Les
juridictions – gacaca ont repris les 4 fonctions à
travers leurs objectifs et certaines de leurs dispositions
légales.
1° - elles rassemblent tous les
citoyens âgés de 18 ans et plus de la cellule
(circonscription administrative de base et dont le rayon est tel que
ses habitants se connaissent tous suffisamment)
-
le devoir de témoignage n’est pas seulement une
obligation morale, mais aussi légale, car des sanctions sont
prévues pour celui qui ne témoigne pas en vue
d’éclairer la communauté.
2°
le premier objectif leur assigné est que la
population peut seule ‘’relater les faits,
révéler la vérité et
participer à la poursuite et au jugement des auteurs
présumés ‘’
3°
une bonne partie de la loi instituant les juridictions –
gacaca est consacrée aux
délits et peines ou sanctions.
4°
à côté des objectifs proprement
juridiques existe un ensemble d’objectifs d’ordre
social, politique et culturel : éradiquer la culture de
l’impunité, promouvoir
l’unité et la réconciliation, puiser
dans le patrimoine culturel des éléments
susceptibles d’aider à faire face aux
difficultés, enfin donner l’occasion aux Rwandais
de résoudre eux-mêmes leurs problèmes.
A la vérité, les
juridictions gacaca obéissent dans leur conception aux
principes de base de la justice alternative requise par la dynamique
historique de la société rwandaise. Elles tracent
un cadre approprié pour :
- reconstruire les
communautés et y restaurer la coexistence pacifique, la
paix, l’unité et la réconciliation,
l’harmonie et la concorde sociales : en aménageant
un espace de communication et de solidarisation,
-
retisser le lien social, et refaire le tissu psychosocial en
apprenant à parler ensemble de tout ce qu’ils ont
vécu et qui les a opposé : en respectant des
règles précises et en remettant des valeurs en
circulation dans les communautés,
-
guérir l’offensé et
l’offenseur grâce à la
vérité révélée,
à l’établissement des
responsabilités et à
l’échange des pardons : en réhumanisant
les relations et la parole échangée, en
retrouvant des valeurs et en reconstruisant des
identités…
L’on
ne peut pas manquer de se demander au demeurant dans quelle mesure ces
principes résistent aux contraintes multiples et
variées de la réalité et sont mis en
action.
Le grand enthousiasme
manifesté lors des enquêtes des années
2000 à 2002 (Gasibirege S. 2001, 2002, Liprodhor 2000) a
cédé le pas à la peur, au louvoiement
devant la vérité, à
l’absentéisme aux séances des
juridictions – gacaca… depuis les phases pilotes
en 2003 voire depuis le milieu des années 2002. Les quelques
résultats de recherche, d’enquête et de
sondage d’opinion donnent une idée de la dynamique
psychosociojuridique, politique, économique et culturelle
qui travaillent le fonctionnement des juridictions – gacaca.
‘’ Un grand nombre
de personnes rencontrées s’inquiètent
au sujet de la vérité qui est attendue des
Rwandais. Ils se déclarent disposés à
participer aux assises des juridictions – gacaca, mais elles
disent buter à la question de la
vérité et de la sincérité
arguant que les Rwandais sont habitués à mentir
et à médire ‘’ (Gasibirege
S.,2002, p.62). La peur est responsable d’une telle
attitude et de bien d’autres chez les gens.
‘’
Tous ont peur pour plusieurs raisons : la peur
d’être dénoncé, la peur des
conséquences des témoignages à charge
des parents, des frères, des amis et des voisins,la peur
d’être maltraité, voire
d’être tué pour cela, la peur
d’être traumatisé, la peur
d’avoir des désagréments inattendus
multiples et variés, la peur que les juridictions
– gacaca n’atteignent pas leurs objectifs
‘’ (ibid.).
En février 2004, un sondage a
été effectué dans certaines cellules
de la Ville de Kigali sur les problèmes que rencontrent les
juridictions – gacaca au niveau des cellules et
éventuellement des solutions proposées
à ce sujet. Sept problèmes majeurs ont
été considérés comme des
obstacles entravant le bon fonctionnement des juridictions –
gacaca dans la Ville de Kigali : le manque de participation
de la population aux séances, l’insuffisance des
témoignages ou leur caractère superficiel,
l’absence de rémunération des juges ,
le manque de temps à cause des autres activités
et obligations et la coïncidence de gacaca avec
d’autres programmes,
l’insécurité et
l’intimidation des témoins,
l’incompétence réelle ou feinte de
certains juges, enfin le manque d’endroit favorable pour la
tenue des réunions de gacaca.
Au début du mois de septembre
2005, s’est tenu un atelier participatif organisé
par La Benévolencija Rwanda en collaboration avec les
partenaires locaux en matière de justice et de
réconciliation. Son rapport fait état de
problèmes observés dans les juridictions-gacaca.
Dix problèmes ont été
inventoriés au titre d’obstacles au bon
fonctionnement des juridictions-gacaca et appellent une intervention.
Il s’agit des points suivants : les détentions
préventives, la peur des accusés, des juges, des
témoins et des victimes, le non-respect de la loi, la
capacité limitée de monitoring,
l’ingérence des autorités
administratives, l’indemnisation pour les victimes et pour
les personnes innocentées ainsi que l’absence de
rémunération des juges, le notion de
présomption d’innocence, des mécanismes
associatifs pour délayer Gacaca, les
débordements et enfin la non–participation.
Quelle est l’ampleur de ces
problèmes relevés dans 5 provinces en 2002
(Gasibirege S, 2002), dans la ville de Kigali (2004) et à
travers le pays (2005) ? Quelle est leur distribution
précise dans la population et les communautés
locales ? A ma connaissance, aucune étude quantitative
fiable n’a encore été
publiée à ce sujet. Il est par
conséquent difficile si pas impossible de se prononcer avec
nuance et autorité sur les tendances importantes qui se
dessinent dans le fonctionnement des juridictions-gacaca. Mais les
problèmes qui constituent le défi majeur pour ces
dernières sont liés aux changements
survenus dans la société rwandaise.
Mention
peut être faite des principales transformations qui suivent :
-
l’effondrement des valeurs qui donnaient la
primauté à la communauté, à
l’harmonie et à la concorde entre ses membres,
à l’unité et à la
réconciliation, à la vérité
quand il en allait de l’intérêt
général commun.
- la
délégitimation du pouvoir traditionnel et la
lutte pour le pouvoir qui se déroule dans un certain vide
des valeurs et des normes.
- l’apparition
d’idéologie destructrice,basée sur les
ethnies et les régions, opérant par la
naturalisation des idées politiques et la falsification de
l’histoire.
- l’entrée du
Rwanda dans le concert des nations par une mauvaise porte (la
colonisation) et au mauvais moment (rivalité des puissances)
-
le génocide qui est la résultante du mauvais
concours de tous les facteurs défavorables
à l’édification pacifique
d’une société nouvelle
- la
libération des pulsions et leur expression
délirante généralisée dans
toute la société à
l’occasion du génocide (1994) et les infiltrations
terroristes qui ont ravagé l’Ouest et le Nord du
pays jusqu’en 1999.
Les juridictions-gacaca correspondent
à une intuition profonde et largement partagée
des Rwandais confrontés au défi de la
reconstruction d’une société humaine
après la tragédie du génocide. Cela
ressort des recherches qui les ont
précédées et de celles qui les
accompagnent. Parfois la tâche semble être au
dessus des forces des Rwandais et les difficultés
sèment parfois le doute chez leurs amis et autres bailleurs
de fond, voire chez certains rwandais eux-mêmes. Mais il
s’agit d’un long processus, avec ses hauts et ses
bas. Malgré tout les bâtisseurs de la
société de demain maintiennent le cap, en
apportant des corrections qui s’avèrent
nécessaires et en croyant dans le bien-fondé de
leur option alternative en matière de justice du
génocide.
Ce qui vient d’être
dit n’appelle pas de conclusion mais une ouverture et des
raisons de continuer. La longue citation de Ch. Villa –
Vicensio qui suit permet de faire les deux : conclure quant au
passé et ouvrir sur l’avenir.
’’ Cependant, ces
limites ne doivent pas excuser l’inaction,
l’idéalisme naïf ou des retards
injustifiés pour remédier à certains
problèmes qui peuvent être résolus
– ne serait-ce que de façon partielle ou
approximative. La réconciliation et les initiatives
transitoires de justice sont de nature à faire une
différence.
La justice transitionnelle, la
réconciliation et la construction d’une nation
impliquent de maintenir de fragiles équilibres et de
répondre à un certain nombre de
nécessités spécifiques. Ainsi, il
convient:
- d’affirmer les idéaux des
droits de l’homme tout en s’assurant que la
société en transition ne retombe pas dans une
situation de guerre civile.
- de tenir ceux qui ont commis
des violations des droits de l’homme pour responsables de
leurs actes sans fermer la porte à leur participation
à la construction d’une nouvelle
société.
- de répondre aux
attentes des victimes tout en prenant en compte les besoins de la
communauté tels que les services sociaux et le
développement collectif.
- d’assurer
des réparations tout en garantissant la construction
d’une économie viable.
- de satisfaire
les besoins des victimes tout en reconnaissant qu’il est dans
leur intérêt que ceux qui les ont fait souffrir
puissent être réintégrés
dans la société’’. (Institut
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